Lenor posa les yeux sur cet homme, dans ce fauteuil, près de la fenêtre et soupira le plus discrètement possible. Il avait une ouïe si fine et ce simple souffle sortit d'entre ses lèvres pouvait déclencher une cascade d'événements qu'elle préférait ne pas voir se dérouler ce soir. Elle était trop fatiguée et n'était pas disposée à mener une nouvelle bataille. Cette guerre était trop insupportable. Elle avait déjà trop perdu dans les batailles.

treize ans plus tôt, manhattan.

« Oui », s'exclama Eleonore, les larmes aux yeux, avant de se jeter sur l'homme qui, en plein milieu d'un parc bondé de la grande pomme, tenait devant elle une magnifique bague vieille de plusieurs dizaines d'années. Elle se jeta dans ses bras, les faisant presque valser tous les deux. Elle n'arrivait plus à se retenir de l'embrasser. « Oui, oui, oui, oui, oui. » Il rit, de son magnifique rire d'ange tombé du ciel. « J'avais compris la première fois, tu sais, Lenor. » « C'était juste pour être certaine que tu ais bien entendu. Il paraît qu'on entend plus rien quand on descend d'un de ses engins qui trimbalent les militaires. » L'armée. Un monde à part. Un monde que la blondinette pensait ne jamais avoir à côtoyer. Elle la fille de l'Arkansas. La fermière perdue dans la civilisation. La fille de hippies. Son père avait presque fait une syncope quand elle lui avait annoncé qu'elle sortait avec un jeune soldat de l'armée américaine. Elle allait le tuer, à coup sûr, si elle lui annonçait que son ventre accueillait depuis cinq mois le fruit de son amour pour son militaire de futur mari... Abandon d'université (cette même université pour laquelle elle avait quitté le domicile parental), fiancée et enceinte de cinq mois d'un soldat américain. Cela faisait tellement de choses à annoncer en une fois. Mais elle avait tellement voulu que son amoureux soit le premier à savoir pour sa grossesse et elle voulait tellement le lui dire de vive voix et pas à travers une caméra ou un téléphone... Et le temps était passé, si vite, depuis sa dernière permission. Elle n'avait pas vu le temps filé et il lui avait tant manqué. Lenor était certaine d'une chose. Elle ne voulait plus passer une minute loin de lui... du moins plus une seule des minutes qu'il ne serait pas contraint de vouer à son pays.

Elle y avait pensé avec amusement ce jour-là, songeant vraiment que ses parents - même si les cachotteries se révélaient douloureuses - accepteraient son bonheur, sa joie d'être une épouse comblée et une bonne mère. Elle se trompait. Ils voyaient tout le mal de la situation, sans le bon. Ils ne voyaient pas l'amour inconditionnel de deux jeunes gens, leur joie de donner naissance à une nouvelle vie, petit bout d'eux deux. Ils ne voyaient qu'un soldat, attirant une jeune fille par ses charmes et lui offrant une vie d'attente, de prières et de peur. Ils ne voyaient que la future pierre tombale de l'homme tombé dans l'exercice de son devoir et pas le mari et le père aimant et solide. Ils voyaient la séparation, pas l'union.
Ils avaient été les premières pertes que l'armée des Etats-Unis lui avait fait compter. Ils n'étaient que les premiers d'une longue liste.

quatre ans plus tôt

« C'est fini. Je suis désolé. » Evan ne laissa rien transparaître. Saluant le médecin de la manière la plus professionnelle qui soit, il tourna les talons et s'éloigna rapidement. Il fuyait le terrain. Eleonore le savait. Elle le connaissait par cœur. Son attitude digne et son uniforme en lambeau ne pouvait rien lui cacher de son véritable état émotionnel. Elle le trouva vite, derrière l'hôpital, observant le ciel avec une haine comme elle n'en avait jamais vu dans son regard. Il aimait le ciel. Il aurait été pilote s'il avait pu. Mais sa vue défaillante l'avait toujours cloué au sol. Un demi-point à l’œil gauche. C'est tout ce qui l'avait séparé de son désir si fort de voler pour sa patrie. Il avait trouvé son bonheur ailleurs, sur la terre ferme et cela ne l'empêchait pas de continuer d'aimer le ciel et de regarder les avions décoller avec la nostalgie d'un rêve brisé, sans jamais lui vouer aucune haine. Voir cela à cet instant la secoua plus qu'elle n'aurait pu le prédire.
Elle vint dans son dos, passant les bras autour de son torse musclé, collant ses lèvres au dos de celui qu'elle ne retrouvait qu'à peine.
« Comment je vais annoncer ça à Cillian ? », demanda-t-il, une boule dans la gorge. « Qu'est-ce que je vais dire à Penny ? Elle... Elle doit arriver dans quelques minutes » La blonde soupira, posant des baisers dans la nuque de son mari, prenant le temps de réfléchir. « Qu'est-ce qui s'est passé ? » Il prit son temps à son tour pour répondre, pesant ce qu'il était en droit de divulguer et ce qu'il ne pouvait pas dire. Il n'avait pas eu le temps d'y réfléchir, encore. Il était monté dans le premier avion pour la base, arrivant quelques heures à peine après les blessés. « La rumeur a commencé à circuler qu'un attentat contre une de nos bases du pays étaient menacées. Elle a tellement enflé qu'ils ont exigé le retrait immédiat de notre camp jusqu'à ce que tout danger soit écarté. On était en train d'évacuer quand... Je sais plus trop. Il y a eu des explosions, des tirs... il y avait de la poussière partout et du sang... un vrai champ de bataille, chez nous, sur notre terrain... » Il fit une pause, avalant difficilement et Lenor lui laissa tout le temps d'encaisser. Elle savait qu'il réfléchissait encore à ce qu'il pouvait et ne pouvait pas dire. A ce qu'il était correct de raconter de son travail à sa femme et ce qu'il fallait garder pour soi afin de ne pas l'effrayer plus encore. Il savait qu'au-delà du secret d'état, il ne pourrait jamais tout dire à Lenor, parce qu'elle ne pourrait pas le supporter. « Je me suis mis en marche comme un automate. J'ai fait ce que j'avais à faire. Après ça, je me souviens des blessés qu'on comptait et qu'on mettait dans les avions. J'ai moi-même mis Elwyn dans l'avion. Je lui ai promis qu'on rentrait juste après. J'ai attendu notre tour et dès qu'on a posé pieds à terre,... Je me suis précipité ici. Mais c'était trop tard. Il n'a pas... Il n'a pas survécu. J'ai prié pendant tout le temps du retour. J'ai prié tous les saints qu'il tienne le coup. Qu'il arrive vivant jusqu'ici, pour que nos médecins le soignent. Je... je ne sais pas comment faire, maintenant. On fait quoi après ? » Elle serra le T-Shirt de son mari, posant son front contre son dos. « Tu leur diras très exactement ça. Tu leur diras que tu n'as toujours pensé qu'à lui, sur tout le chemin du retour et c'est tout ce qu'ils auront besoin de savoir. » Elle le lâcha une seconde, juste assez longtemps pour venir se placer devant lui, poser une main sur sa joue et le regarder dans les yeux. « C'est tout ce que JE voudrais savoir. Tu as fait tout ce que tu as pu et personne ne pourra jamais en douter. Surtout pas Penny et Cillian. Ils te connaissent trop, Evan. Ils savent que tu ne l'aurais jamais abandonné. C'est triste... c'est même insupportable. Mais ce sont des choses qui arrivent. Vous le savez tous et on le sait toutes. Ça ne rend pas sa mort moins insupportable, mais on sait que ça n'est pas votre faute. C'est juste celle de cette putain de guerre. »

Officiellement, cette fameuse guerre avait pris dix soldats ce jour-là et blessé une cinquantaine d'autres plus ou moins gravement. D'une certaine manière, Evan aurait pu rentrer dans ses blessés, sauf que non. Parce qu'il n'avait pas de blessure physique et qu'il savait très bien dissimuler au monde ses souffrances psychiques. Mais il ne fut plus jamais le même après cela. Lenor et son enfant le savait très bien. Cela avait brisé une partie de leur vie. Parce qu'ils n'avaient plus jamais été le même et qu'elle avait fait une croix sur le second enfant tant désiré qu'ils avaient prévu de faire dès qu'il rentrerait du front. Ils avaient déjà essayé de continuer à trois et ça n'était pas simple.
Retenant un nouveau soupir - il n'aurait pas supporté d'en entendre encore un et elle savait qu'il avait noté le premier - elle posa de nouveau les yeux sur l'homme près de la fenêtre, cherchant un mot, une pensée à partager, un moment de paix qui les aurait apaisés tous les deux l'espace d'une seconde. Mais rien ne vint. Alors, abandonnant, elle baissa les yeux sur le livre sur ses genoux et reprit sa lecture. Il lui fallut moins de trois lignes avant de perdre à nouveau le fil de l'histoire...

neuf mois plus tôt.

« Moi, Cillian, je te prends, Eleonore, pour légitime épouse... » La voix calme du brun continua d'énoncer la litanie qui la ramenait invariablement vers un autre chant, une autre promesse d'amour éternelle. La première fois avait été le plus beau jour de sa vie. La belle robe blanche, les amis et la famille réunis, l'amour dans les yeux de son promis... La seule ombre au tableau avait été l'absence de ses parents, mais elle s'en était moquée, finalement. Ce jour avait été le plus beau qui soit et elle avait été comblée. Par la cérémonie et par les douze années qui avaient suivi. Bien sûr, tout n'avait pas été simple. Ils avaient eu des hauts et des bas, des moments de doutes, d'angoisses, de deuils. L'armée envahissait chaque seconde du quotidien et cela était souvent très pesant pour un couple. Mais ils s'aimaient et leur seul désir était d'affronter la vie ensemble.
« Moi, Eleonore, je te prends, Cillian, pour légitime époux... » Aujourd'hui, il n'y avait rien de tout ça. Il n'y avait que Lenor, Cillian et leurs deux témoins. Une amie à elle et un ami à lui. « Nous voulons nous marier au plus vite et avec nos familles, cela prendrait des siècles », avaient-ils prétexté. « On a déjà trop perdu, il n'y a plus une minute à perdre. »
Bien sûr, le mariage avait fait jaser. Eleonore Cartwight avait perdu son mari il y a un an et demi. Qu'elle épouse le soldat Ceallaigh, le meilleur ami de son défunt mari... Les commères de la base s'était empressées d'imaginer toutes les explications possibles, sans jamais pouvoir envisager la vraie raison de cette union express. Elles parlaient d'adultère pouvant enfin éclore au grand jour. Elles parlaient de l'acte irréfléchi de deux désespérés trouvant le réconfort dans les bras l'un de l'autre. Si seulement... Tout aurait sans doute sembler plus vivable que la véritable raison de cette union. Elle était dans la merde et il avait fait une promesse. N'y avait-il pas rien de pire ?

trois mois avant.

Il en avait entendu parler par des amis communs, mais il n'aurait jamais cru que cela puisse être vrai. Pas elle, pas Lenor, c'était tout ce qu'il parvenait à penser. Il l'avait si souvent vu être le pilier de la communauté. La voir réduite à cela...
Elle recala l'enfant sur sa hanche, collant le biberon dans sa bouche. Le bébé commença alors à téter calmement, tandis qu'elle offrait à Cillian un sourire contrit. « Comment tu vas ? », lui demanda-t-il, ne lâchant pas le bébé des yeux. « Ca va », assura-t-elle avec un sourire. « Je ne sais pas vraiment comment j'en suis arrivée là, mais ça va bi... » Elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase, qu'il l'a coupa en plantant son regard dans le sien. « Pourquoi tu n'as rien dit, Lenor ? » Elle ferma la bouche, sembla réfléchir une seconde, avant de répondre. « Dire quoi, Cillian ? A qui ? Toi ? Bien sûr, j'allais t'appeler - peu importe où tu te trouvais dans le monde - pour te dire quoi ? ''Salut Cillian, comment ça va dans le désert ? Écoutes, je suis dans la merde, je crois. Il me reste trois mois pour quitter la base avant qu'on ne me foute dehors avec mon enfant et je viens d'apprendre que j'étais enceinte. J'ai pas de diplôme, nulle part ou aller, dans pas longtemps je serais aussi énorme qu'une vache et j'ai la trouille de ne pas parvenir à gérer. Oh ! Bonne chance pour ton travail et amuse-toi bien à jouer les fiers petits soldats. Au plaisir de te recroiser si tu reviens vivant !!!'' » Le bébé commença à broncher, perturbé par la colère et l'agitation de sa mère, et elle se calma instantanément, posant les yeux sur l'enfant, lui souriant en le berçant et en lui donnant des mots apaisants et il la regarda faire. Elle avait perdu l'habitude de mâcher ses mots et il sentait toute la frustration qu'elle avait. Elle n'avait pas besoin de décrire sa situation pour qu'il la connaître. Leurs amis lui avaient raconté. Elle vivait dans ce mini studio avec ses deux enfants et n'avait pour tout salaire que la pension militaire d'Evan. Elle passait ses journées à postuler à droite à gauche, mais personne ne voulait d'une veuve avec un enfant en bas âge, sans diplôme et sans expérience du monde du travail. C'était une indésirable dans le monde civil, alors même qu'elle avait été si importante dans le monde militaire.
Cillian baissa alors les yeux. « Je suis désolé, Lenor. J'aurais dû être là pour toi... » « Tu te dois d'être là pour ton pays, pas pour moi », contra-t-elle avec ce feu dans ses yeux qui ne le laissait pas de marbre. « Je lui ai promis que je prendrais soin de toi. », dit-il en posant de nouveau son regard sur elle. « Je lui ai juré que je ferais tout pour que tu ne sois pas dans cette situation... »

Tout s'était enchaîné très vite. En moins de deux ans, sa vie avait été complètement bouleversé et ça n'était pas le brun assis à la fenêtre qui allait lui dire le contraire. En un instant, le monde de Lenor s'était effondré. En trois mois, il avait tenté de le reconstruire. En une minute, ils étaient de nouveau dans un chaos sans nom.
Tout avait commencé avec elle. Quand l'aumônier s'était présenté à sa porte, démolissant sa journée et sa vie entière. Elle n'avait pas eu besoin de l'entendre pour comprendre. Les femmes de militaires le savaient toutes. Quand l'aumônier se présentait à votre porte, la mine grave et accompagné d'un haut gradé, c'est que jamais plus votre moitié ne rentrerait à la maison.
Le temps avait ensuite filé à une allure folle. Elle avait tant de choses à faire. Trouver une nouvelle maison, hors de la base, loin de l'armée. Trouver un travail, fonder une nouvelle vie. Elle était seule avec les enfants et elle n'avait rien pour se retourner. Ses amis étaient des gens de la base qui ne pouvaient pas l'héberger. Sa famille... Elle n'avait eu qu'Evan et leur premier enfant pendant plus de dix ans. Elle était seule avec sa fierté, refusant l'aide de ces gens qu'elle n'avait que trop aidé de son temps. Et puis une nouvelle bombe avait éclaté dans sa vie alors qu'elle commençait seulement à refaire un peu surface. Enceinte. Ce bébé dont elle avait dû faire le deuil trois ans plus tôt avait finalement pointé le bout de son nez, trop tard pour qu'Evan ne puisse même seulement le savoir...
Le glas avait finalement sonné et en désespoir de cause, elle avait pris ce minuscule studio - duquel Cillian l'avait finalement sorti - trop inquiète à l'idée de mettre sa petite fille à la rue. Trop inquiète à l'idée que son bébé naisse sur un trottoir. Il avait mis trois mois à la convaincre de quitter ce trou de souris, à laisser sa fierté de côté et à accepter qu'il lui tende la main, de la manière la plus surprenante qui soit. Il lui avait demandé de l'épouser. Elle avait refusé, soulignant combien l'idée était stupide, mais il n'en avait pas démordu. Elle avait besoin qu'on prenne soin d'elle, des enfants et il n'avait personne d'autre. Evan lui avait fait promettre à lui, parce qu'il savait que Cillian, plus que quiconque, serait capable de faire n'importe quoi, même des folies, pour prendre soin de cette femme bornée et fière. Et quoi de plus fou que de l'épouser pour lui assurer la sécurité et le confort d'une base qu'elle connaissait par cœur ?
Elle avait refusé pendant un mois, deux mois, presque trois mois... et puis son fils était tombé malade et elle n'avait pas été en mesure d'acheter seule les médicaments nécessaires à ses soins. Il avait profité de sa faiblesse ce jour-là et avait réitéré sa demande, lui redonnant la longue liste des avantages de cette union blanche et elle avait cédé. Se sentant prise au piège de sa situation désespérée. Pour le bien de ses enfants, elle avait accepté et l'avait épousé.
Leur vie s'était alors nettement améliorée. Pourtant, Lenor était devenue incapable de croire aux happy ends et elle attendit juste la prochaine tuile dans sa nouvelle vie. Alors quand un nouveau coup du sort les frappa, elle eut au moins le mérite de pouvoir l'encaisser avec le calme que donne l'expérience.

sept semaines plus tôt

Lenor tenait la main de Cillian comme l'aurait fait une véritable épouse. Ca avait été leur point d'accord dès le départ. Personne ne devait savoir pour leur union factice. Elle n'aurait jamais supporté les regards de pitié. Non, tout le monde devait penser qu'ils s'aimaient vraiment. Alors, même s'il dormait dans la chambre d'ami et qu'elle avait possession de la chambre conjugale et même s'ils étaient amis et pas amants pour un sous, aux yeux des autres - aux yeux des enfants - ils étaient le couple modèle, amoureux et soudés comme jamais. Et pourtant, dans la main qu'elle tenait dans la sienne, Lenor sentait la tension familière qu'elle n'avait pas l'habitude de sentir en public. Leur jeu d'amoureux transit semblait si naturel devant les autres. La frustration de jouer le jeu n'apparaissait jamais. Seulement quand ils étaient seuls. Quand ils n'avaient plus besoin de ce jeu de comédien. Le sentir si raide contre elle la mettait mal à l'aise. « Rien n'est perdu. Le combat sera long, mais vous pourrez probablement récupérer la totalité de vos facultés et retourner sur le terrain d'ici un an ou deux... » Elle le sentit se tendre encore plus et ne résista pas à poser les yeux sur lui. « Un à deux ans... », répéta-t-il dans un murmure, dépité. Et elle savait. Elle savait qu'on venait de lui asséner le coup fatal. Cillian partageait son amour de son métier avec Evan. Tous deux étaient fais dans le même moule sur ce point. Il avait besoin de vivre son métier de militaire pour vivre, justement. Il aimait son travail, autant que la nation qu'il servait. Le retenir loin de ses troupes pendant si longtemps était la pire des punitions pour lui.
Le médecin échangea avec eux encore quelques informations, mais Cillian ne participa plus tellement, laissant Lenor diriger la conversation, poser les questions, s'assurer de tout comprendre, pour pouvoir ensuite l'aider. Puis le médecin les laissa seuls et elle se tourna complètement vers lui, sans lâcher sa main. « Tu... tu as tout compris, tu es sûr ? » Il hocha la tête, mais il n'était pas là, elle le sentait, autant qu'elle le voyait. Elle l'appela pour attirer son attention, mais il ne réagit pas, alors elle l'appela plus fort, captant enfin son attention : « Cillian ! Hey, écoutes. Je sais, pour l'instant ça te semble juste horrible, mais tu as entendu, rien n'est perdu. Tu vas te remettre, totalement. J'en suis certaine. On va tout faire pour. » Il la regarda avec une froideur à laquelle elle n'était pas habituée et retira sa main de la sienne, y laissant une étrange sensation de froid. « On ? Qui ''on'' au juste ? Moi et mon adorable femme si amoureuse ? » Il défit les freins du fauteuil roulant dans lequel il était assis et sortit, non sans mal, de la pièce, la laissant là, seule et abasourdie. Il n'avait jamais été aussi violent, ni dans ses mots, ni dans son ton. Pas avec elle, du moins. Il ne lui avait jamais fait se sentir si... indésirable, auparavant...

Et les choses ne s'étaient pas arrangées ses sept dernières semaines. Il était resté coincé à la maison, enchaînant les visites médicales, les séances de rééducation et le travail de bureau qui lui avait été confié en attendant qu'il se remette. Coincé au sol. A la base. A la maison, avec elle. Il était furieux contre ce coup du sort et il lui faisait bien comprendre qu'il ne voulait pas de son aide. Elle voulait tellement l'aider, pourtant. Il avait été si bon pour elle l'année écoulée. Il lui avait permis d'offrir une vie plus que décente à ses enfants, de retrouver un peu de dignité en public. Elle était aux pieds du mur et il lui avait permis d'avoir tous les outils pour faire face à nouveau et maintenant, c'était lui qui avait besoin d'aide, lui qui avait besoin de soutien, lui qui était acculé. Alors, peu importe qu'il soit en colère, qu'il refuse son aide et qu'il se montre exécrable, en privé, comme parfois en public. Ils allaient affronter ça ensemble. Parce qu'ils affrontaient les choses ensemble quand elles concernaient les enfants et que c'était ce que faisait les gens mariés... même pour de faux.
« Poulet ou steak pour dîner ? », demanda Lenor sur un ton désinvolte, brisant le lourd silence. Il la regarda, mais ne répondit pas. Elle sourit alors, le plus naturellement possible. « Alors, ça sera poulet. Ça sera prêt dans vingt minutes. » Elle se leva pour aller faire la cuisine, mais il se mit aussi debout, attrapant la canne qui l'accompagnait partout désormais.
Ils avaient rendu le fauteuil roulant la semaine dernière. Cela faisait déjà quinze jours qu'il ne l'utilisait plus, même lorsqu'il était fatigué et douloureux, comme le médecin l'avait prescrit. Il voulait montrer que tout allait bien et il ne supportait pas la vu de cet engin, alors elle l'avait ramené à l'hôpital et il n'utilisait plus que les cannes. Une quand tout allait bien, deux quand la douleur était vive ou quand il lui fallait monter les escaliers. Sans un mot, il se saisit donc de la deuxième et commença à monter les escaliers, la faisant soupirer de dépit. Il ne viendrait pas à table ce soir. Il allait s'enfermer dans sa chambre et ne plus bouger jusqu'au lendemain, l'évitant soigneusement. Journée infernale, clairement. Pas grave, elle lui ferait un plateau. Tant qu'il mangeait, allait au travail et à ses rendez-vous pour ses soins et ne criait pas sur les enfants - ce qu'il ne faisait jamais, soit dit en passant -, elle se fichait un peu de ses silences et de ses isolements. Elle pouvait servir de punching ball, si ça lui était bénéfique. Après tout, ne disait-on pas « dans le bonheur, comme dans le malheur. Dans la santé, comme dans la maladie » ?