Tu agites les jambes dans le vide, regardant de temps en temps le drapeau américain qui flotte au vent. C'est un vieux souvenir que ta grand-mère a gardé du temps où son mari était dans l'armée. De temps en temps, tu secoues la tête pour regarder tes aînés jouer dans le jardin. Tu te mordilles la lèvre, te tortilles sur ton rebord de fenêtre. Tu voudrais aller les rejoindre, jouer au ballon avec eux, jouer à la guerre avec des balles imaginaires, piloter un avion de chasse grâce à l'espace de pilotage d'avion que votre père vous a bricolé avec l'aide de votre mère... En bref, tu voudrais tout faire comme eux, jouer dehors, comme tous les enfants de ton âge. Mais encore une fois, tu es confiné à la limite de la maison. Interdiction de sortir, parce que trois gamins en bas âge qui courent partout, c'est suffisamment difficile à surveiller en plus de la petite dernière de deux ans. Toi, tu en as quatre et c'est à toi d'être le plus calme de toute la fratrie.

Un profond soupir t'échappe tandis que, avec précautions, tu te laisses glisser jusque sur le sol. Traînant des pieds, tu rejoins ta grand-mère qui s'occupe en lisant sur la table du jardin. Elle lit beaucoup, la mère de ton père. Oui, beaucoup. Mais ces cicatrices sur ses bras viennent expliquer qu'elle n'a pas eu une vie bien tranquille. Elle a été dans l'armée, elle a fait la guerre, même si à son époque, les femmes n'étaient que peu acceptées. Tu connais l'histoire de ta famille, les hommes s'engagent et, depuis la génération de tes parents et quelques exceptions, les femmes aussi. C'est de famille. C'est aussi pour cette raison que vous êtes tous les cinq chez votre grand-mère : parce que votre mère est en mission et que votre père est pris H24 à la base. Quelle présence... Un triste sourire t'échappe tandis que tu te hisses sur une chaise, venant ainsi faire face à la femme qui, alors, relève les yeux.

-Mamie... Pourquoi j'ai pas le droit de jouer dehors ?
-Oh, mon petit Kaleo... Tu sais très bien pourquoi...
-C'est que parce que je suis fragile ?
-Ce n'est pas si simple... Tu es malade, tu l'as bien vu, tu te casses souvent quelque chose lorsque tes frères et sœurs ne font pas attention à toi, quand tu tombes un peu trop violemment...
-C'est pas juste... Pourquoi moi je suis malade et pas les autres ?
-Parce que c'est tombé sur toi... Tu n'as pas eu de chance, tu es le seul...

Tu fais profondément la moue. Tu trouves que ce n'est pas juste. Toi aussi, tu voudrais pousser tes aînés, jouer avec eux, avec les autres de ta classe, avec tes cousins et cousines. Vous êtes une grande famille, tu n'es pas le seul à souffrir de la maladie des os de verre, mais ce problème t'énerve. Tu es trop jeune pour tout comprendre, toi, tout ce que tu vois, c'est qu'on te traite comme quelqu'un de différent et tu détestes cela. Elle lâche alors un profond soupir, se lève, t'attrape dans ses bras et s'assoit à nouveau, toi sur ses genoux. Alors, un sourire fait à nouveau son apparition sur  tes lèvres. Ton beau petit sourire habituel. Elle te câline et tu adores cela. Au moins, tu es le seul à être autant chouchouté, c'est une maigre compensation. Mais tu en profites, s'installant confortablement entre ses bras. Ah, la famille... C'est tout ce qui compte pour toi.

Tu avances doucement, précautionneusement. Tu as un peu de mal à avancer, ta jambe est douloureuse. D'un côté, elle est cassée. Plus deux-trois côtes en mauvais état. Tu as fait une mauvaise chute lors d'une partie d'escalade. C'était évident, combien de fois t'a-t-on défendu de faire ce genre d'exercice ? Des milliers. Mais les interdictions ne parviennent plus à t'arrêter. Tu as besoin de bouger, tu as besoin de faire comme tout le monde. Tant pis si tu passes ton temps en béquilles, en atèles, empaqueté dans des bandages multiples et variés... Tu as besoin de bouger, de tout le temps être en mouvement. Et si les médecins pensent que, parce que tu as plusieurs fractures et qu'il ont craint des problèmes au niveau du crâne qu'ils t'empêcheront d'aller faire du surf. Tu as une compétition dans trois semaines, ce ne sont pas quelques petites blessures qui t'arrêteront. Foi de Hoku. Surtout, foi de toi. Rien ni personne ne t'arrêtera, encore moins ta santé fragile. Ce n'est qu'en te battant que tu te feras accepter pour ce que tu es, de ton point de vue.

Tu rabats la capuche de ton sweat sur ta tête, essayant de te cacher du personnel de l'hôpital, tandis que tu rases les murs, une main sur ton abdomen, l'autre posée sur le mur. Tu as besoin d'un appui, c'est indéniable. Comment vas-tu pouvoir tenir debout sur ta planche de surf si tu n'es pas même capable de tenir sur la terre ferme ? Mystère. Le surf est si important que cela pour toi ? Oui. Tu es monté sur une planche pour la première fois à l'âge de trois ans, sur celle de ton père. Puis, dès que tu as pu tenir relativement correctement dessus, on t'a appris. Maintenant, du haut de tes quinze ans, tu pratiques ce sport au moins deux heures par jour, peu importe la météo. Tu représentes un grand espoir pour ton entraîneur, il croit en toi, lui. Il dit que tu as du potentiel mais, surtout, tu as de la volonté. Tu as la rage de vaincre. Parce que tu te dois de prouver à tous que tu n'es pas en cristal mais bel et bien un être humain, avec tes faiblesses, certes, mais aussi tes forces. Tu ne veux pas qu'on te définisse par tes problèmes, ce n'est pas toi. Oui, tu leur prouvera à tous que tu sors du lot.

Habillé normalement, comme un civil et non comme un patient, tu réussis à traverser l'hôpital sans trop attirer l'attention sur toi. C'est étonnant, ils ont l'habitude de te voir te sauver alors que tu es censé être immobilisé dans ton lit. Tu ne tiens jamais, il faut toujours que tu sortes, même si c'est pour t'écrouler un ou deux mètres après ton lit. Tu ne tiens pas en place. Enfin, aujourd'hui, il semblerait que tu tiennes le coup en serrant juste les dents. Sans compter la forte dose d'anti-douleurs qui parcourt tes veines, évidemment. Tu t'autorises un léger sourire de victoire en voyant la porte d'entrée. Tu vas pouvoir sortir, tu vas prendre l'air, tu vas... Et soudain, tu pâlis. La personne qui vient d'entrer et qui te regarde, c'est l'aîné de ta fratrie. Il est un peu plus typé hawaïen que toi, mais vous avez les mêmes yeux bleus. Il te regarde, et tu comprends tout de suite que tu vas passer un très sale quart d'heure. Tu déglutis difficilement et essayes de faire comme si de rien n'était, comme s'il ne t'avait pas vu... Sauf que ton futur pilote de frère traverse à toute vitesse la distance qui vous sépare et t'attrape par l'oreille.

-KALEO ! BON SANG, QUAND TE TIENDRAS-TU TRANQUILLE ?
-Aïe, aïe, aïe... Maleko, tu fais mal !
-J'espère bien ! Non mais est-ce que tu t'imagines la trouille que tu nous as tous fait ? Tu ne pourras donc jamais être sage ? C'est quoi ton but, put*** ? Crever d'une fracture du crâne ? Finir paralysé ? Mais dis-le tout de suite, je peux t'arranger ça !

Ton regard bleu commence à étinceler de colère. Le seul problème, c'est que si tu ouvres la bouche tu vas te prendre une gifle magistrale et, vu sa force, il a toutes les chances de t'arracher la tête. Ou, au moins, de te fracturer la mâchoire et très peu pour toi. C'est déjà arrivé une fois, tu en gardes un très mauvais souvenir. Tu te contentes de, brutalement, virer sa main qui te tient l'oreille puis tu fais volte-face, prenant plutôt le chemin de ta chambre. Tu sais qu'il va te disputer pendant tout le trajet, tu sais que tu vas lui expliquer tes motivations, tu sais qu'il va faire des efforts pour comprendre sans y arriver. Lui, il est le modèle. Lui, il réussit tout. Pas toi. Toi, même quand tu fais de ton mieux, ce n'est pas suffisant. Rien n'est jamais parfait avec toi, juste parce que tu es malade. Encore et toujours cette raison que tu détestes. Il ne comprendra jamais ce que tu vis...

Tu observes la lettre sur ton bureau, de loin. Tu meurs d'envie de la brûler, de détruire cette nouvelle preuve de ta différence. Tu détestes cette lettre. Que signifie-t-elle ? Oh, rien de plus qu'une réponse négative à ta demande d'intégrer l'armée de l'air. Tu as claqué la porte de ta chambre après être rentré dans l'appartement. Tu es sûr et certain que tes parents et Noelani ont compris ce qu'il se passait. Pour une fois que tes parents sont tous deux à la maison, même si tous tes aînés sont dispatchés à travers la base... Et toi, on te refuse encore une fois d'avoir ta chance. Tu es allé voir le responsable, tu connais quasiment tout le monde à la base. Tu as exigé des explications. Tu as dû insister pour les avoir, mais elles t'ont profondément blessées. Dossier quasiment parfait, excepté pour ce qui est de celui médical. Tes fractures à répétition jouent contre toi, sans compter deux-trois commentaires te qualifiant de tête brûlée par moments. Voilà ce qui a coincé. Tu n'as pas la santé au top et c'est ce qui a fait qu'on a refusé de t'intégrer là où tu le voulais. Tu veux voler, comme ta mère, comme Maleko, tu veux faire des figures avec un avion de chasse, tu veux... Jamais tu ne pourras. Trop de problèmes avec tes fractures, trop de complications, trop de... Jamais tu n'iras sur le terrain. Jamais. Alors que c'est ce que tu as toujours voulu faire. C'est dans cet objectif que tu as toujours tenu face aux coups, face aux blessures. C'est pour prouver à tous qu'on peut compter sur toi malgré ta fragilité, que tu as poussé tes entraînements de surf plus loin que ce n'était conseillé. Tu as tout fait et, malgré tout cela, on te refuse encore ce point. Tu n'en peux plus... Quelques petits coups se font entendre à la porte mais tu ne bouges pas le moins du monde.

-Maman, je te dis qu'il ne va pas vouloir en parler...
-Lani... Je te rappelle que je suis votre mère.
-Je t'aurai prévenu alors... Ça va clacher.

Un maigre sourire étire tes lèvres alors que tu reconnais les deux voix féminines. Ta mère et ta sœur. Ton modèle et ta protégée. Elles comptent énormément pour toi, mais elle sont de la famille, c'est normal. Ta famille, c'est tout ce que tu possèdes avec ta planche de surf. Mais tu ne veux pas les voir. Tu ne veux parler à personne. Alors, du haut de tes dix-huit ans, tu te glisses sous tes couvertures et te roule en boule, tel un gamin de huit ans. Tu ne veux voir personne. Tu ne veux pas qu'on te redise que le refus était prévisible. Certes, tu es encore jeune, certes tu aurais pu demander à intégrer une école pour te permettre de te former un peu mieux mais tu savais bien que si on te refusait une fois, on te refuserait toujours. C'est fini, tu vas devoir changer de projet professionnel. Ton monde s'écroule. Tu as eu tord de t'entêter, c'est ce que ta mère va dire. D'ailleurs, elle entre dans ta chambre... Et ne retient pas un soupir lassé. Oui, ta chambre est un vrai champ de bataille, bien loin de cet ordre qu'elle affectionne tant. Tu n'en as rien à faire, pour une fois elle va bien ne pas faire de remarque. Non, en effet. Elle vient juste s'asseoir sur ton lit et tire la couette jusqu'à ce que ton visage émerge... Tu fais alors la moue.

-Leo... Je suppose que ça s'est mal passé...
-Quelle perspicacité...
-Kaleo !
-Pardon, m'an... Mais j'en ai marre, tu peux comprendre ça ? J'en ai marre de tout ça... Tout le monde me traite comme quelqu'un de différent...
-Peut-être parce que tu l'es.
-Non ! Non je ne suis pas si différent ! Bon sang, je fais tout pour vous prouver que je ne suis pas un boulet, que je ne serai jamais un poids mais personne ne me prend au sérieux !
-Sur le terrain, un homme fragile est un homme mort. Donc un boulet.

Ta mère et sa franchise. Tu serres douloureusement les dents. Tu sais ce qu'elle en pense. Tu sais qu'elle s'est toujours fait énormément de soucis pour toi, tu sais qu'elle fait tout pour te protéger. Mais tout cet amour, cette surprotection t'étouffe et a le don de te mettre en colère. Tu ne veux pas qu'on s'inquiète pour toi. Tu n'es pas différent de n'importe qui d'autre, tu as besoin d'avoir de l'air, ta liberté. Elle te la refuse. Habituellement, tu te contentes de fuir lorsqu'elle te fait ce genre de remarque, tu vas t'enfermer dans ta chambre. Sauf que tu ne peux pas, cette fois. Non, puisqu'elle est entrée dans ton refuge, tu n'as plus aucun moyen de lui échapper, si ce n'est d'attaquer.

-Bien sûr, la graaande pilote vient de parler.
-Ne commence pas ce petit jeu avec moi.
-NON MAIS JE RÊVE ? C'est à toi de ne pas lancer le jeu ! Uniquement à TOI ! Qu'est-ce que tu sais de moi, exactement ? Hein, explique-moi, qu'est-ce que tu sais de moi ? Tu veux me protéger mais tu n'es jamais là quand j'ai besoin de toi ! Tu n'es jamais là pour me prêter attention quand j'en ai besoin ! Tu ne vois que ce que tu veux voir de moi, et jamais qui je suis réellement ! Tu ne viens JAMAIS à mes compétitions de surf, tu ne te déplaces pas pour les rencontres avec mes profs, ni même pour m'écouter chanter le soir ! Non, toi, tout ce qui te fait réagir, c'est quand je finis à l'hôpital ! Mais le blessé, ce n'est pas moi ! Tu comprends ça ? Ce n'est PAS moi !

Tu la vois pâlir. Ton regard bleu étincelle de fureur. Habituellement, tu ne te lâches pas aussi facilement. Tu n'aimes pas blesser les autres, ce que tu viens pourtant de faire. Tu le vois au fond de ses yeux bruns. Elle a mal, profondément mal. Et cela te blesse en même temps. Tu déglutis difficilement et, plutôt que d'avoir à l'affronter plus longtemps, tu t'extirpes brusquement de ton lit et prends la fuite dans l'appartement. Tu prends tout juste le temps de mettre tes chaussures, passes en coup de vent devant ta sœur puis prends la fuite. Tu n'en peux plus. Tu as besoin d'une pause. Et tu sais comment la suite va se dérouler. Tu vas aller faire un tour loin de la base, gagner ton panorama préféré, et juste attendre que le soleil se couche. Puis tu partiras surfer de nuit, cela te détendra. Mais avant, ta chère petite sœur te rejoindra, vous resterez de longues minutes l'un contre l'autre, vous bavarderez beaucoup, vous rirez de tes plaisanteries, tu chanteras pour elle, elle te fera retrouver le sourire... Même si les tiens ne sont pas des plus faciles à vivre parfois, à cause de ton handicap, tu les aimes tous. Tu ne serais rien sans eux, puisque tout ce que tu cherches à prouver, c'est que tu es à leur hauteur.

Tu rirais bien mais ton masque de plongée t'en empêche. Tu te sens tellement bien. Il est vrai que personne dans ta famille n'avait voulu te laisser faire cette plongée particulière. Comme les ¾ de la population, ils ont une mauvaise opinion des animaux que tu es venu voir avec d'autres passionnés. Cela peut se comprendre, les requins ont toujours le mauvais rôle aux informations et dans les films. De plus, tu as eu une mauvaise expérience. Ta jambe droite en garde une magnifique cicatrice : celle d'une mâchoire de requin qui a bien failli t'arracher le membre. Tu as eu beaucoup de chance de ne pas finir unijambiste. Depuis, ils ont peur de te voir retourner sur les vagues mais tu ne le leur a pas laissé le choix. Une année complète de suivi et de rééducations ont été nécessaire pour te permettre de tenir à nouveau debout sur une planche. Mais tu t'es battu, comme tu sais si bien le faire, et tu as vaincu. Tu as oublié ton échec de l'armée, tu as confirmé ta passion pour le surf et la chanson, que tu pratiques à nouveau quotidiennement. Aujourd'hui, un magnifique tatouage de requin masque ta cicatrice. Mais, avec ta combinaison, personne ne peut la voir.

Tu fais donc une sortie rencontre des requins ? Oui, parfaitement. Avec deux autres personnes de ta connaissance, deux autres passionnés de requins et deux antres rescapés d'attaques. Tous les trois, vous avez fondé une association de protection des requins. À tes yeux, ce prédateur mal-aimé est bien trop peu connu pour bénéficier de réelles mesures de protection, alors il faut que les humains apprennent à les connaître, à comprendre qui sont ces animaux. Alors, avec tes camarades, vous repérez les coins à requin où vous pourrez organiser des plongées de rencontre, sans cage, directement au contact des prédateurs. Du haut de tes vingt ans, tu profites de cette liberté offerte par l'océan pour glisser tes mains sur la peau des animaux. Tu retirerais volontiers tes gants mais tu sais que ce n'est pas prudent, ce sont des animaux sauvages, une morsure est si vite arrivée... Mais tu profites du spectacle. Tu es heureux, là, au milieu des grands chasseurs des océans.

Un magnifique requin halicorne passe juste devant toi, calmement. Assez proche pour le toucher. Non, mieux : tu attrapes doucement son aileron et te laisse traîner derrière l'animal. Quel bonheur, il ne semble pas détester l'expérience puisqu'il continue sa nage, à son rythme. Tu es aux anges. Oui, même au fond de l'océan. Tu connais la sortie. De longues minutes, tu te laisses dériver avec l'animal, te rendant compte que, lorsque tu te penches un peu d'un côté, le requin tourne de ce même côté... Quel bonheur ! Tu finis par enfin lâcher l'animal, le laissant s'éloigner, rejoignant plutôt les deux autres. Tu les trouves en train de chatouiller les grands prédateurs sous le nez, les plaçant dans un état "d'anesthésie" totale. Tu ris sous ton masque, un grand nombre de bulles s'échappe mais tu ne peux que rire de cette expérience. Tu revis et, cela, personne ne pourra te le prendre.

Tu es plus que concentré. Tu fais attention aux vagues, à tout remous qui pourrait te déséquilibrer, à tes propres faiblesses, à tes élancements de douleurs réguliers. Mais le plaisir d'être sur ta planche de surf surpasse tout le reste. Tu te sens soulever, alors tu te laisse glisser à l'intérieur de la vague qui forme alors un tube. Joyeusement, tu glisses à l'intérieur, laissant une de tes mains frôler l'eau. Tu es tellement à l'aise ainsi... Les tubes te rappellent les plages d'Hawaï, elles te paraissent tellement loin... De l'autre côté du globe en fait. Voilà un peu plus d'un an que tu parcours le monde et surtout les plages afin de perfectionner ta technique. À 21 ans, tu as remporté une importante compétition après toutes les galères traversées pour retrouver ton équilibre, suite à l'attaque du requin. Tu as fait tes preuves. Les sponsors ont misé sur toi et tu comptes bien te montrer à la hauteur. Ton prochain objectif : remporter le World Championship Tour. C'est ambitieux mais tant qu'à te fixer un objectif, autant que ce soit la lune, tant mieux si tu la décroches. Oui, tu vises loin mais tu as bien le droit de prendre ta revanche sur la vie. Tu as bien le droit de rappeler que tu es un jeune homme prometteur.

Les heures dans l'eau s'enchaînent, tu restes à dompter les vagues. Tu as l'impression de voler. Tu es dans ton élément, définitivement. Maintenant que tu as trouvé ta voie, maintenant que tu sais ce que tu vas faire de ta vie, tu croises les doigts pour que plus personne ne vienne se mettre en travers de ton chemin.  Mais qui s'opposerait à ta passion ? Personne. Mais tu penses toujours au pire, parce que tu as régulièrement des nouvelles de ta famille. Ils s'inquiètent énormément pour toi, alors tu fais un minimum attention. Tu ne veux pas qu'ils se fassent trop de soucis. Ils ne le méritent pas, ils se sont trop inquiété pour toi par le passé, il est temps qu'ils pensent à eux un peu. Oui, tu penses beaucoup à eux. Parce que même à l'autre bout de la Terre, ils sont tout ce que tu as de plus cher.

Soudain, un élancement de douleur dans la jambe te fait grimacer. Une seconde, tu perds l'équilibre et c'est suffisant pour que tu chutes à l'intérieur du tube. L'eau s'abat violemment sur ta tête et c'est un peu sonné que tu regagnes la surface, prenant avec plaisir une bonne bouffée d'air, accroché à ta planche. Bon sang, une chute dans ces conditions reste toujours douloureux, peu importe combien tu peux y être habitué. Tu agites un peu les jambes pour te maintenir à la surface mais tes mouvements sont douloureux. Il semblerait qu'il soit temps d'arrêter l'entraînement et d'aller te reposer. C'est toujours ainsi, lorsque tu forces trop sur tes muscles, ta jambe te rappelle à l'ordre. Tu ne seras jamais totalement guéri, tu en as parfaitement conscience. Mais l'entraînement améliore tes capacités. T'allongeant sur ta planche, tu décides plutôt de nager jusqu'au rivage. Ton entraîneur se précipite vers toi mais, d'un geste de la main, tu lui indiques que tu n'as pas envie d'en parler.

-Je vois. Va te reposer jeune homme.

Tu hoches la tête et acceptes en rechignant quelque peu la canne qu'il te tend. Satanée chose, tu ne t'en débarrasseras donc jamais ? Non, visiblement. Enfin, il vaut mieux soulager ta jambe plutôt que trop forcer et te retrouver interdit de retourner sur ta planche. Oui, tu fais plus attention à toi, maintenant que tu es livré à toi-même. C'était le deal avec ta famille. Tiens, en songeant à eux... Tu vas leur envoyer quelques mails, en espérant qu'ils aient la bonne idée de trouver le temps d'aller sur leur boîte mail.

Tu regardes les fleurs. Leurs couleurs vives tranchent avec la couleur de la pierre. Ou du marbre, tu ne sais même plus. Tu n'as même pas envie de t'en souvenir. Appuyé sur ta canne, voilà près d'une heure que tu es immobile face aux deux tombes. Deux membres de ta famille. Ta mère et Maleko. Tu avais 23 ans quand ils sont morts. Tu es revenu sur ton île, tu as cessé de parcourir le monde afin de soutenir tes frères et sœurs ainsi que ton père. Tu as tout laissé tomber pour eux, pour les soutenir, pour être en leur compagnie. Toi, tu as enfermé ta douleur au plus profond de ton cœur. Il faut être fort soi-même si on veut redonner courage aux autres. C'est ta philosophie. Mais en attendant, même après trois longues années, tu en es toujours au même point. Tu as du mal à t'entrer dans le crâne qu'ils sont bel et bien morts. Que plus jamais tu ne te disputeras avec eux, que plus jamais tu n'auras l'occasion de te réconcilier, que plus jamais tu ne pourras leur faire retrouver le sourire avec tes bêtises, que plus jamais tu... Ils sont partis. Définitivement. Ils étaient dans la même mission, leur avion s'est fait toucher, ils se sont écrasés. Ils n'ont pas survécu. Et tu n'arrives pas à te faire à cette idée. Il n'y a qu'en voyant leurs deux tombes, en te souvenant de leur enterrement, que cette idée te semble enfin réelle. Et que tu sens ta douleur se faire plus insistante encore. Tu les as perdus, à jamais...

-Leo, tu ne répondras donc jamais au téléphone ?

Tu ne sursautes même pas. Tu t'attendais à l'entendre débarquer. Noelani te retrouve toujours, peu importe où tu vas. Elle n'est pas ta petite sœur pour rien. Toi, tu ne réponds que par un soupir légèrement lassé. Elle s'approche alors de toi et pose une main sur ton épaule. Fermant les yeux, tu viens poser ta main libre sur la sienne.

-Tu te fais du mal, à toujours venir ici...
-Je sais bien, Lani, mais je n'arrive pas à m'y faire, même après tout ce temps...
-C'est la vie, tu le sais mieux que moi... Il y a ceux qui partent et ceux qui restent... Ils ne voudraient pas que tu te morfondes sur leur sort. Ils voudraient te voir continuer à avancer, fonder une famille à ton tour et, surtout, cesser de toujours faire peur à tout le monde.

Un léger rire t'échappe tandis que tu te tournes enfin vers elle. Tu plonges au fond de son beau regard. Ah, ta sœur... Tu poses une main sur sa joue, lui souriant tendrement, avant de venir lui embrasser le front. Lorsque tu te recules, un magnifique sourire étire ses lèvres.

-Fonder une famille, mais bien sûr. Tu rêves ma grande.
-Pas du tout ! J'arriverai bien à te caser avec quelqu'un !
-Je suis très bien en tant que célibataire, sale gosse. Et gare à toi si tu me dégotes un nouveau rendez-vous galant !
-Ah oui ? Et qu'est-ce que tu vas faire ?
-Te tirer les oreilles !

Elle se met soudain à courir, hurlant au secours. Une seconde, tu ne bouges pas, légèrement surpris... Avant de te lancer à sa poursuite en riant. Ce n'est certes pas le genre d'attitude qu'on attend de deux adultes en plein cimetière mais vous n'en avez rien à faire. Tu vas l'attraper, laissant ta canne près des tombes, la faire tomber au sol et la chatouiller jusqu'à ce qu'elle crie grâce. Non mais, c'est toi l'aîné quand même ! Ah la la... Quoi qu'on en dise, tu restes en grand gamin, Kaleo.